Thibaut Hofer
→ Parcours d'œuvres dans l’espace public de Thionville avec le tiers lieu Puzzle
D’un fourmillement espiègle, d’un picotement sensible et amusé de son aura, Estelle Chrétien développe des influx. L’énergie est guidée, fluide et chatouillante, entre le corps et ce qui palpite au bout de ses terminaisons, orteils, plantes, paumes, doigts. La peau comme conducteur entre l’idée et la matière, entre le spirituel et le prosaïque, entre le ciel et la terre. « Devenir paysage », projette-t-elle en écho à une restitution récente, et l’on y sent une intention autant qu’une question soulevée à chacune de ses œuvres depuis ses premières cogitations. Comment augmenter le paysage sans le dénaturer ? La connexité cherchée par la plasticienne est de l’ordre de l’intuition, mais qui prend forme et texture à travers une empathie construite, et même élaborée. Du land art, qu’elle côtoie avec une pudique admiration, elle isole le rapport poétique à la vie, à l’écologie au sens des problématiques liées à la réciprocité entre l’humain et son environnement. Mais elle n’en recherche pas la monumentalité, se fondant en un tête-à-tête humble avec le cadre qu’elle aura choisi pour son travail. C’est un murmure, une exhalaison complice qui rappelle que si la nature est louée pour sa résilience, il n’est pas très compatissant de la provoquer, de la lui imposer.
À Thionville, où le tiers-lieu Puzzle lui a proposé d’habiller les parcs de sept de ses réflexions, la plasticienne accueille une problématique inédite pour elle : celle d’une interaction humaine directe, quotidienne et possessive. La ville frontalière ensommeillée par son passé industriel est un contexte éminemment différent des espaces publics naturels qu’elle affectionne, et la réappropriation de ses œuvres par les habitants provoque une nouvelle forme d’échange. De Dehors, une sculpture-paillasson amenée comme une invitation à « rentrer à l’extérieur », il ne subsiste que les capitales incrustées dans la terre, contreformes cicatricielles d’un message interprété à tort comme une injonction au rejet. Les lettres-paillassons, elles, ont disparu : l’écologie a ses vicissitudes. Ailleurs dans le parc Wilson, Le Pied au sec, immense botte d’arbre réalisée en saule et torchis, a reçu les graffitis que la terre meuble a permis de graver avant séchage, transformant le projet imaginé avec son compagnon Miguel Costa en création collaborative, signée à vingt mains et autant de patronymes, en une compréhension tout autre du rapport à l’œuvre et de son inscription dans l’espace public : la leçon est retenue et appréciée, les conversations avec les promeneurs du parc enrichissent regardeur•ses et artistes. La pièce, transition entre la terre où s’enfoncent les racines des arbres et l’eau qu’elles retiennent, devient aussi transition entre l’art et le lieu, entre flâneurs, entre habitants. L’anthropomorphisme de cette chausse organique n’y est sans doute pas étranger.
L’humour et l’accessibilité des œuvres d’Estelle Chrétien convoquent une connivence immédiate, qui suscite dare-dare la réflexion. Dans le parc Napoléon, deux Dessous, des culottes de fine dentelle cousues à même le tronc, habillent chastement des fourches d’arbres, leurs longues jambes-branches s’étirant vers les nuées en une poésie badine réunissant le tellurique et le céleste, et qui questionne : que font les bustes sous terre, masqués à la vue tandis que leurs entrejambes figées, au tissu incongru, se présentent au soleil en une (ir)révérence gymnastique et teintée d’un érotisme délicat ? Le poirier est dans tous ses états. Et tant qu’à jouer avec les arbres et leur disposition à la paréidolie, l’artiste a dressé sa Colonne sur un tronc étêté, peignant à la chaux ses briquettes éphémères, en un dialogue vernaculaire et facétieux avec l’architecture des bastions et leurs briques d’argile. À la différence de la Colonne écroulée du Kasteel d’Ursel en Belgique, ce monument-ci s’élève, caractérise l’élagage de l’arbre parmi ses congénères, soulève des spéculations sur notre avenir d’humains à l’aune de l’effondrement civilisationnel : élever une cheminée ou soigner un arbre, quel dessein sert ici la chaux ? En une idéation ludique et sobre, mais spontanée, Colonne est une pensée profonde sur nos indéterminations, et les conséquences de ces flottements sur le milieu dans lequel nous évoluons. L’anthropocène et son anthropocentrisme : une sémantique paraphrasée jusque dans Liquidation totale, raillerie coquette du consumérisme mais embrassade authentique à la décroissance, sculptée en lunettes de soleil de grès noir, aussi opaques et pesantes que notre aveuglement nombriliste.
Plus loin, au détour d’un carrefour ombragé, une structure angulaire et fine dresse son faîte à un mètre et quelques du sol : Lisière est la plus récente des œuvres transitoires d’Estelle Chrétien. Elle interroge notre perception de la bordure, de la frange telle qu’elle est figurée par les tresses de fils de coton qui habillent le cadre en acier plat s’étirant comme une ligne blanche dans le carré d’herbe tondue. Fichée dans le sol par des fondations invisibles, cette ossature entre la maison sans mur et le tapis déroulé est livrée à la brise, et les effiloches nouées sur son pourtour flottent au rythme des tiges de plantain qui jouent à ses pieds. L’air s’engouffre, habite la maison-tapis dans une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, l’enracinement et l’envol, la gravité et la légèreté. C’est un oxymore sensible qui se prolonge dans les claquements discrets de Déplacement d’air, une mise en abîme astucieuse : un drapeau fiché sur un mât qui représente… une manche à air. Planté sur un bastion, enraciné dans la ville mais projetant sa hauteur à tous vents, le pilier affublé de son fanion bleu, blanc et rouge représente la transition totale de ce parcours. Sis entre les deux parcs qui accueillent les six autres œuvres, il est au chevauchement des zones de perception et des projections philosophiques, au paradoxe des réflexions d’Estelle Chrétien, dont l’œuvre globale peut se ressentir comme on écoute un field recording de Lawrence English : c’est un extrait de paysage réintégré, une compassion resensibilisée par le prisme de l’individu qui réfléchit à sa globalité, une revisite intime de ce qui l’entoure étirée vers les extérieurs, ceux qui nous ressemblent et ceux qu’il nous reste à découvrir.
Paru dans Point Contemporain :
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